vendredi 6 décembre 2013

Quel cadre d’analyse pour l’économie de la défense ? (1)

 

J’ai relevé dans le précédent billet l’importance du cadre d’analyse. D’ailleurs, l’enjeu du blog était de concevoir un cadre d’analyse qui, tout en ayant un fort pouvoir explicatif, soit doté d’une réelle valeur pédagogique. J’estime que l’approche méthodologique retenue par le champ actuel obscurcit plus qu’il n’édifie. A quoi cela sert-il d’établir des liens de causalité entre le développement et les dépenses militaires? Il est fort surprenant qu’un secteur qui draine autant de fonds publics et de milliards de dollars soit si inaccessible au commun des mortels, qu’on ait si difficilement une vue d’ensemble du secteur de la défense, une représentation simplifiée. C’est un débat que nous aborderons dans les prochains billets. Revenons à notre sujet de cadre d’analyse.

J’ai lu récemment deux travaux publiés par la RAND, l’un des meilleurs thinks tanks pour les questions de défense et de sécurité.

- Assessing Capabilities and Risks in Air Force Programming : Framework, Metrics, and Methods par Don Snyder, Patrick Mills, Adam C. Resnick, Brent D. Fulton.

- Sustaining the U.S. Air Force Nuclear Mission par Don Snyder, Sarah A. Nowak, Mahyar A. Amouzegar, Julie Kim, Richard Mesic.

Dans un contexte de réduction des budgets de défense, ces deux rapports abordent dans deux contextes différents la question de l’allocation efficiente des fonds afin de maintenir et de renforcer les capacités militaires, des capacités nécessaires pour remplir les missions assignées à la défense. J’aurai l’occasion de revenir sur ces travaux lorsqu’on abordera la question des capacités militaires.

Alors, pourquoi mentionner ces deux travaux?

Pour une simple raison : il représente un “échantillon” (si je peux me permettre le terme) de l’approche de présentation des travaux à l’américaine. Je trouve cette approche très honnête et surtout fort professionnelle. Elle m’a profondément séduit.

Pour ceux qui veulent s’en faire une idée, ils peuvent télécharger les deux documents PDF et observer minutieusement la structure de ces travaux.

Que remarque t-on? Avant toute présentation des résultats des travaux effectués par ces chercheurs, ils commencent leurs rapports de recherche par ce qu’il appelle “framework”, littéralement traduit par “cadre de travail”. C’est ce framework qui guide la collecte des données et la présentation des résultats. Ce framework se rapproche de ce que j’entends par cadre d’analyse. J’ai observé que nombre de chercheurs rendent ce cadre implicite, dans la mesure où il est “aisé” d’attaquer les résultats d’une recherche en ciblant les limites de ce cadre. Bien que je trouve qu’il est honnête pour un chercheur de faire pate blanche car toute recherche est toujours “encadré” quelque soit les termes utilisés : cadre théorique pour certains, approche méthodologique pour d’autres, cadre d’analyse, … Tout cela renvoie à la même chose.

Pour éviter d’être abstrait, je vais illustrer ce “framework”, ce “cadre de travail” par les deux travaux sus-cités.

  1. Le premier rapport de recherche est Assessing Capabilities and Risks in Air Force Programming : Framework, Metrics, and Methods de Don Snyder, Patrick Mills, Adam C. Resnick, Brent D. Fulton.

Dans ce rapport, les auteurs partent d’un constat : la contrainte budgétaire pèsera de plus en plus sur le budget de défense. Dans ce cas, la crise entrainant une réduction du budget de défense, il faut pour mieux allouer les moyens revenir à l’objectif principal d’un budget de défense : à quoi sert le budget de défense, quel son but? Si on en s’en tient à nos auteurs, voilà ce qu’ils en disent :

“The current overarching goal of the defense budget is to deliver a portfolio of capabilities to meet a spectrum of uncertain future security environments.”

Ainsi, le budget de défense a pour but de mettre à la disposition un portefeuille de capacités nécessaires pour faire face à aux défis sécuritaires. L’important ici est de maintenir et renforcer les capacités, malgré les coupes budgétaires. Dans ce contexte là, il est important de donner un sens au concept de capacité :

“we define capabilities as the set of resources needed to perform an operational-level activity.”

C’est un ensemble de ressources nécessaires pour exécuter une activité opérationnelle.

A ce niveau, les auteurs partent d’un constat, relèvent le but recherché, définissent les termes clés pour éviter toute ambigüité dans l’interprétation de leurs résultats. Ensuite, comme on peut le voir dans cette définition, la capacité est un ensemble de ressources, ressources qui ne peuvent qu’avoir un coût, coût supporté par le budget de la défense. D’ailleurs, les auteurs réduisent ce coût à deux composantes : le coût humain (les hommes) et le coût monétaire (les dollars à dépenser). C’est ainsi qu’est mis en relation le budget de la défense et la capacité.

On se dote de capacités pour faire face aux menaces futures et cela nécessite, dans l’analyse des capacités, à définir un ensemble de scénarios possibles. A la suite, il faut déterminer le niveau des ressources à allouer pour un niveau donné de capacités. Quatre possibilités se dégagent :

  • une ressource ou un ensemble de ressources peut fournir une seule capacité et cette capacité peut être remplie uniquement par cette ressource ou cet ensemble de ressources.
  • une ressource peut être capable de fournir plusieurs capacités bien distinctes. Par exemple, un avion de combat de type F-16 peut bien assurer la suppression de la défense aérienne ennemie que faire partie d’une expédition de combat aérien.
  • une capacité peut être remplie par plusieurs ressources. Par exemple, la capacité de reconnaissance peut être fournie par un avion de reconnaissance pilotée, un drone ou un satellite.
  • Enfin, la relation entre la capacité et la ressource peut être une combinaison des trois possibilités relevée ci-dessus.

Une fois ce cadre défini, les auteurs peuvent s’engager dans des propositions de méthodes d’optimisation de l’appariement entre les ressources et les capacités. Ainsi, ils peuvent se servir des mathématiques, d’algorithmes et autres pour atteindre leur objectif.

2. Le deuxième rapport de recherche est Sustaining the U.S. Air Force Nuclear Mission de Don Snyder, Sarah A. Nowak, Mahyar A. Amouzegar, Julie Kim, Richard Mesic.

Ici aussi, on part d’un constat : il faut renforcer la mission de dissuasion nucléaire de l’Air Force dans un contexte de contrainte budgétaire accrue. Ainsi, pour les auteurs, il s’agit  d’identifier les voies permettant d’y arriver.

“USAF needs to have the best processes and tools available to allocate resources across sustainment of all systems in the nuclear enterprise in a way that most efficiently and effectively fulfills its portion of the national nuclear mission. The purpose of this report is to identify ways to strengthen future nuclear deterrence capabilities by better planning and programming for the sustainment of these missions in the present.”

Comme on peut le voir dans cet extrait, le thème central est l’allocation des ressources. Et les auteurs annoncent la couleur de leur approche :

“This cannot be done well by focusing alone on the sustainment of individual platforms. It requires a mission-based planning view that embraces how the various systems work together to perform a mission.”

On remarque ainsi les termes ou concepts clés de leur framework : sustainment (soutenabilité), mission (mission). Il faut noter que le terme mission est parfois associé à capacité.

Comme dans le précédent rapport, le constat établi (accroitre ou renforcer la dissuasion nucléaire avec moins de ressources), l’objectif relevé (mieux allouer les ressources), il faut définir les termes pour éviter toute ambigüité :

We use the term sustainment of the nuclear mission(or capabilities) to describe processes and actions that ensure the nuclear deterrence mission into the future. We contrast this definition with that of the sustainment of a platform, broadening the concept of sustainment to mean the sustainment of the doctrine (and policy), organization, training, materiel, leadership and education, personnel, and facilities (DOTMLPF) set of resources, processes, and activities needed to ensure the provision of a continuous, reliable capability to fully execute the missions specified by national guidance for some duration into the future.”

A partir de cette définition, voilà le framework proposé :

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Source : Sustaining the U.S. Air Force Nuclear Mission de Don Snyder, Sarah A. Nowak, Mahyar A. Amouzegar, Julie Kim, Richard Mesic, page 4, RAND, 2013.

Les auteurs définissent ce framework comme un framework de haut niveau, “abstrait” et pas détaillé. A la suite, ils défissent un framework de second niveau, plus détaillé et plus opérationnel.

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Source : Sustaining the U.S. Air Force Nuclear Mission de Don Snyder, Sarah A. Nowak, Mahyar A. Amouzegar, Julie Kim, Richard Mesic, page 5, RAND, 2013.

A partir de ce framework, de ce cadre de travail, les auteurs peuvent évaluer la soutenabilité de la dissuasion nucléaire à court terme (à moment donné) ou à long terme (en intégrant les futurs programmes d’armement liés à la dissuasion ou gravitant autour). Et à partir de cette évaluation, proposer des recommandations.

Voilà ainsi présenté à la volée l’approche de rédaction de rapports “à l’américaine” (si je peux me permettre le terme) et je dois dire que cette approche m’a séduit. Présenter la charpente qui a permis d’organiser nos réflexions et de guider nos choix dans la collecte des données me semble honnête.

Cela m’amène à la conclusion suivant laquelle le premier objectif de ce blog sera d’établir un tel cadre, un cadre original qui permettra de recouvrir tout le champ de l’économie de la défense. C’est ainsi qu’on pourra mieux ressortir les bonnes intuitions et les multiples égarements. Ceci dit, étant donné que l’économie de la défense s’est contentée, comme toutes les économies appliquées (les fameux économies de ….), d’importer le cadre méthodologique de l’économie (néoclassique il faut le dire), il faut avant tout présenter ce cadre méthodologique et observer comme il est appliqué dans les différents champs conquis par les économies de … (à l’exemple de l’économie du sport, économie de l’information, de la santé, de…etc). C’est à cette tâche que je m’attèlerais dans les prochains billets.

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