jeudi 21 novembre 2013

Au commencement de l’économie de la défense

 

L’économie de la défense répondait, à sa naissance, à une nécessité de relever l’aspect économique des questions de défense. Mais pour des soucis de clarté et de précision, et aussi le besoin de structurer un champ d’étude complètement nouveau, il fallait se doter d’une méthodologie. Et comme l’économie en présentait déjà une, l’emprunt n’a pas tardé et s’est fait tout naturellement.

L’économie de la défense, depuis le livre pionnier de Roland Mc Kean (Issues in Defense Economics, NBER, Columbia University Press, 1967), est essentiellement l'application des principes et de l'analyse économiques aux sujets ou thèmes de défense, la formulation de la politique de défense étant incluse. On peut considérer les problèmes économiques de défense selon 3 niveaux :

- la quantité de ressources nationales disponibles, maintenant et dans le futur,

- la proportion des ressources à allouer aux besoins de sécurité nationale,

- et aussi l'efficience dans l'usage des ressources allouées.

Le premier niveau pose un problème de moyens et de capacités, le deuxième de répartition et d'allocation et le troisième d'efficience et de choix.

Pour mieux comprendre les développements actuels des recherches en économie de la défense, il faut explorer le champ de l'appareillage théorique et empirique de l'économie. Quels outils l'économie se dote pour investiguer le champ de ses objets de recherche?

1. Au commencement….

L’intérêt marqué pour les études en économie de défense et son émergence en tant que discipline coïncident avec la parution de trois ouvrages en 1960 (Harrley & Sander, 1998) :

- Charles J. Hitch & Roland McKean (1960), The economics of defense in nuclear age, On peut encore trouver cet ouvrage au format PDF sur le site de la RAND,

- Lewis F. Richardson (1960), Arms and Insecurity,

- Thomas C. Shelling (1960), The strategy of conflict.

Hitch et McKean applique les concepts économiques d'allocation efficiente au secteur de la défense tandis que les travaux de Richardson sont imprégnés du contexte de la Guerre Froide et portent sur une modélisation de la course aux armements. Il en est de même des travaux de Schelling qui s'appuie sur la théorie des jeux pour jeter un nouveau regard sur le concept de conflit mais aussi sur la défense, utile en pleine Guerre Froide.

Mais comme le rappelle si bien Hartley & Sander (Handbook of Defense Economics, vol.1, 1998), le livre qu'il considère comme pionnier et fondateur est celui de Hitch et McKean qui, en décidant de s'emparer des aspects économiques de la défense et à les filtrer avec la méthodologie économique pour constituer un véritable corpus de connaissances, a inspiré toute une génération d'économistes.

Les thèmes abordés par l'économie de la défense varient et on n'est en droit de se demander pourquoi une telle dynamique. Il faut aussi souligner que l'essentiel de la littérature pendant ces quatre dernières décennies étaient américaine.

Dans les années 60, les thèmes portent sur :

- le processus d'acquisition des armements, notamment la nature de la compétition pour les contrats de défense,

- les alliances militaires : comment rationaliser l'OTAN?

- l'allocation efficiente des ressources de défense : croissance des budgets de défense,

- la demande des alliés pour les exportations (américaines bien sur) de défense.

En passant, il est important de revisiter le rôle de l'Otan qui peut apparaitre comme une passerelle utile pour l'industrie américaine de l'armement.

Les thèmes évoluent dans les années 70 et épousent :

- la course aux armements : je range ce thème dans la catégorie "effet Guerre Froide",

- l'effet des exportations de défense sur la croissance de l'économie : ici, c'est une approche strictement "comptable" de la défense.

- le système de recrutement de l'armée : Je suis sur qu'il y'avait en filigrane des débats sur la conscription avec le problème du Vietnam,

- les politiques industrielles, la conversion, la compétition et la profitabilité des industries de défense : ici apparaissent une vue sectorielle de la défense, la défense est devenue un marché, c'est la vague du libéralisme.

- les impacts régionaux des exportations de défense : Ici, on fait un peu appel à la géopolitique avec la notion d'équilibre régional.

Dans les années 80 et 1990, les précédents thèmes continuent d'être étudiés bien que d'autres apparaissent. Au fur et à mesure que l'économie progresse dans les aspects théoriques et méthodologiques, ces résultats sont appliqués aux questions de défense :

- l'asymétrie d'information et la théorie des jeux sont appliquées à l'étude des contrats de défense,

- la théorie des jeux est aussi utilisée pour l'étude du terrorisme et l'analyse de la négociation entre les terroristes et les autorités,

- les concepts issus de la théorie des jeux sont utilisés pour théoriser le conflit.

Il est vrai que cette énumération n'est pas exhaustive. D'autres thèmes comme la R&D de défense, le commerce des armes, le désarmement, la conversion des industries d'armement ont été abordés.

Hartley & Sander (1998) affirme que l'économie de la défense dans sa version moderne emploie les outils théoriques et empiriques récents. C'est dire que le processus d'application (ou de transfert) continue : à chaque nouvel outil théorique ou empirique de l'économie, il y'a répercussion immédiate sur l'économie de la défense avec de nouvelles analyses.

Nos auteurs rappellent l'importance prise par les concepts de la théorie des jeux et surtout de l'équilibre de Nash dans les thèmes abordés de l'économie de défense : l'étude des alliances, la course aux armements, le terrorisme, les insurrections, le conflit.

L'économie de défense dans sa version moderne ne fait pas fi des outils économétriques : l'analyse des séries, tests de causalités et de cointégration, l'analyse autorégressive vectorielle (VAR)...etc sont utilisés pour analyser par exemple l'impact des exportations de défense sur la croissance et l'emploi ou le terrorisme. Bien que des questions concernant les différentes définitions d'un même objet d'étude empiètent sur l'opération de mesure et de recueil des données.

Ainsi, bien que les thèmes vont dans tous les sens, on peut aborder l'économie de la défense selon :

- une approche macroéconomique : on étudiera par l'exemple l'impact des exportations de défense sur les variables macroéconomiques comme l'emploi, la production, la croissance,...etc ou encore l'impact du taux de change sur les budgets de défense ou sur les programmes d'armement,...

- une approche microéconomique : on étudiera la base industrielle de défense, la coopération dans les programmes d'armement, la tarification et la profitabilité des contrats de défense, la régulation des fameux "contractors" (ces sous-traitants qui ont pris tellement de poids ces derniers temps).

2. Et maintenant…

Si on veut mieux comprendre ce cafouillis d’études, il faut juste comprendre que l’économie de la défense, bien que discipline intégrée, est à l’image de l’économie avec ses différents voies méthodologiques. Un même thème peut être abordée et expliquée par plusieurs voies méthodologiques.

D’ailleurs, pour s’en convaincre, même la définition de l’économie n’est pas unique. Prenons le cours de Pierre-Noël Giraud, intitulé “Initiation à l’économie”, document qu’on peut facilement trouver sur Internet, que je recommande vivement à tout le monde. Voilà un relevé des définitions présentées :

L’économie  analyse  les  processus  de  création  et  de répartition  de  la  richesse  évaluable monétairement

L’économie est la science de l’allocation optimale de ressources rares à la satisfaction de
besoins  potentiellement  infinis

la science du comportement rationnel des individus

"L’économie construit des modèles explicatifs et prédictifs des processus de création et de
répartition de la richesse matérielle dans les sociétés capitalistes
"

et l’auteur de confiner “l’économie  à  l’analyse  des  processus  concernant  la  richesse
évaluable monétairement
.” ou encore “L’économie  étudie  la  production  et  la  répartition  des  richesses.”

Je pense que la définition qui a servi de matrice à  la naissance de l’économie de la défense est  “L’économie est la science de l’allocation optimale de ressources rares à la satisfaction de besoins  potentiellement  infinis”.

Comme l’affirme Pierre-Noël Giraud, cette définition fait de l’économie

une science normative. L’économie se fixe comme objectif de dire comment on peut, avec des moyens limités, obtenir le  maximum (c’est ce que signifie allocation optimale) de satisfaction des besoins.”

Ainsi, pour mieux comprendre le champ actuel de l’économie de la défense, il faut comprendre en premier lieu comment l’économie identifie et explique son objet d’étude. Nous allons pour cela recourir à de larges extraits du cours d’initiation à l’économie de Pierre-Noël Giraud. Il précise dans ce cours que :

Quels que soient sa définition et son champ d’application, l’économie manipule un petit nombre de concepts et construit des modèles pour analyser son objet.”

Pour les concepts de base, nous avons ceci :

De manière générale, toute théorie économique manipule des concepts de base qui définissent :
−  Des objets économiques : les constituants de la richesse matérielle et des moyens de la créer et de la faire circuler : marchandises, biens, travail, monnaies, titres, informations.
−  Des  actes  économiques :  production,  échange,  consommation,  épargne,  par  lesquels  se  créent, circulent et sont détruits les objets économiques.
−  Des acteurs économiques, ce sont des sujets, individuels ou collectifs, qui commettent les actes  économiques  en  manipulant  les  objets  économiques.  Les  acteurs  se  caractérisent  par leur comportement à l’égard des objets économiques
.”

Quels sont les objets économiques de la Défense? Quels sont les actes économiques de la Défense? Quels sont les acteurs économiques de la Défense? Ces questions seront traitées plus tard dans les prochains billets. Il est clair que cela prendra la forme d’essais.

Pour les modèles d’analyse, nous avons ceci :

Faire de l’économie, cela consiste à construire des modèles économiques.
Construire un modèle économique, c’est :
−  Définir un certain nombre d’acteurs, individuels ou collectifs.
−  Définir le comportement de ces acteurs quand ils effectuent des actes économiques. Cela consiste en particulier à définir  quels sont leurs objectifs et quels sont les moyens dont ils disposent pour tenter de les atteindre.
Définir  les  interactions  entre  ces  comportements,  la  manière  dont  ces  comportements sont,  plus  ou  moins  bien,  coordonnés.  Dans  les  sociétés  capitalistes  modernes,  les mécanismes  de  coordination  économiques  sont  pour  l’essentiel,  comme  on  le  verra,  des mécanismes dits "de marché". Cela revient dans ce cas à définir comment fonctionnent les marchés. Un  modèle  économique  est  donc  une  représentation  simplifiée  des  "dynamiques économiques", c’est-à-dire des processus de création et de répartition de richesse résultant des  actions  d’un  ensemble  donné  d’acteurs  coordonnées  par  des  mécanismes  de coordination
.”

Quels modèles d’analyse sont mobilisés en économie de la Défense? Ce sera l’occasion lors des prochains billets de revisiter l’ouvrage de référence actuel en économie de la Défense, Handbook of Defense Economics, dans ses volumes 1 et 2.

Ces longs extraits sont très utiles de mon point de vue car nous sommes actuellement submergés par une littérature abondante (vive Google!) et il nous parfois un cadre analytique très simple pour appréhender certains faits.

A quoi servent ces modèles?, nous avons ceci :

Un modèle économique a trois types de fonctions : Explicative (Un  modèle  établit  des  liens  de  causalités  entre  d’une  part :  comportements  des  acteurs  et fonctionnement des mécanismes de coordination et d’autre part : la croissance de la richesse et sa répartition.); Prédictive (Si l’on suppose une stabilité du comportement des acteurs dans le futur, un modèle permet de dire  comment  les  choses  vont  évoluer  "toutes  choses égales  par  ailleurs".);  Normative (Etre  normatif,  c’est  dire  à  un  acteur :  "vous  devez faire  cela".  Les  économistes  passent  leur temps  à  formuler  des  propositions  normatives,  lorsqu’ils  s’adressent,  par  exemple,  à  des entreprises ou à des gouvernements.)”.

Pour terminer, on dira tout simplement les recherches actuelles d’économie de la défense ont principalement une fonction normative, bien qu’en lisière, on trouve la fonction explicative. Le contexte actuel de crise mondiale qui réduit les manœuvres budgétaires s’accommode bien avec cette fonction : comment maintenir des capacités de défense, voir faire plus avec des moyens qui diminuent chaque année? Cela impose parfois des choix et des décisions très difficiles qui nécessitent d’être épaulés par une solide analyse : l’économie de la défense a ainsi un boulevard pour les dix, voire vingt prochaines années.

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